#Jean3

Le lendemain, ainsi que les jours suivants, Stella ne reparla pas de la discussion. Elle aussi avait fort à faire au magasin.

Et puis, un jour, il y eut cette visite de deux hommes...

Ils avaient cet air juvénile, qui les faisait rayonner d’une candeur inouïe. Ils présentaient bien. Allure soignée, vêtements tirés à quatre épingles. Cravate et tout l’attirail du parfait cadre.

Ils adressèrent un cordial bonjour à la patronne des lieux. Stella leur renvoya leurs amabilités, comme il sied...

Passé le moment des présentations, Stella regarda par-dessus son épaule, et jeta un coup d’œil au travers de la vitrine. La rue, tout comme le magasin était déserte. Elle entraîna les deux hommes vers l’arrière boutique. Elle épia l’escalier du regard. Jean était encore dans le moelleux de sa sieste... Ils seraient tranquilles pour discuter.

L’arrière boutique se remplit de murmures. Quelquefois, des mots prononcés plus hauts indiquaient que la discussion était agitée. Stella avait constamment les yeux rivés sur l’escalier. Les deux hommes ne s’en souciaient pas. Ils continuaient à parler du bout des lèvres. Par moments, Stella baissait les yeux, comme si elle était soumise à leur discours...

Un bruit attira leur attention. Le parquet craquait. En haut, Jean était sorti de sa sieste. Ils n’avaient plus que quelques minutes avant qu’il ne descende.

Stella raccompagna les deux hommes vers la porte du magasin. Avant de partir, l’un d’eux ouvrit sa mallette, s’empara d’un objet bien empaqueté, et le donna à Stella... Elle leur fit signe qu’elle ne pouvait accepter. Ils insistèrent encore... La porte du magasin se referma, et Stella resta seule avec son paquet entre les mains...

Jean descendait l'escalier en sifflant. Stella ne savait quoi faire du paquet. Immédiatement, elle ouvrit un tiroir rempli de rubans, engouffra le paquet dessous, et, rejetant son épaisse chevelure en arrière, s’accouda au comptoir. Son cœur battait aussi vite qu’une locomotive à vapeur lancée à toute vitesse...

Jean s'aperçut de son émoi.

" Ca va ? "

" Oui, oui, Un léger malaise seulement. Ca va passer. Tu as bien dormi ? "

Quelle menteuse, pensa-t-il ! Elle avait bien l’art de la dissimulation. Mais il l’aimait comme elle était... Un bisou, et Jean s’en retourna vers son fournil...

" Jean ! Jean, il faut que je te dise... "

Stella devait lui dire pour les deux hommes. Mais elle se ravisa. Avant tout, elle devait tout savoir des pensées de Jean. La discussion qu’ils avaient eue n’était pas terminée. Certainement que Jean avait encore des choses à lui dire...

Le soir venu, après que le magasin fut fermé, elle s’empressa de renouer le fil de la conversation. Elle rappela à Jean ce qu’il lui avait dit au sujet des pouvoirs.

" Si ce que tu avances est vrai, alors même le pouvoir de Celui qui sait est une sorte de tyrannie ! "

" Il ne m’appartient pas de juger si ce pouvoir là, est une forme de tyrannie. Ce que je peux te dire, c’est qu’il a laissé le choix de construire ce qu’il ne pouvait ériger tout seul. Ainsi se refusait-il d’avoir les pleins pouvoirs. Il sut, grâce à sa grande sagesse, et son immense bonté, nous donner la chance que coexistent deux formes de principes. Il nous appartient de les faire coexister en harmonie dans cet univers. Vois-tu, Celui qui sait a toujours partagé son pouvoir... "

" Une sorte de mise en commun du pouvoir ? "

" Non, pas une mise en commun, mais un don. Un don dans son intégralité. Il n’attendait rien en retour. Il serait toujours présent, comme garde fou, nous rappelant, le cas échéant, que le troupeau devait suivre le berger, et retourner dans le droit chemin... je te le répète volontiers, le pouvoir ne saurait appartenir à un seul de Ses enfants. Tant qu’ils ne se résigneront pas à faire bon usage de ce don, ils se brûleront les ailes au feu du pouvoir...

" Quels sont ces deux principes ? Comment pouvons-nous parvenir à l’équilibre ? "

" Le premier de ces principes est la non-existence. Cette non-existence se comprend dans le sens que, rien de matériel ne devrait être. Cet univers ne serait qu’une outre vide, dans laquelle errerait l’immatérielle pensée de Celui qui sait. Le deuxième principe, c’est le domaine du monde matériel. C’est notre monde, notre univers. Notre univers peut concevoir quelle est l’essence du premier principe. La réciproque ne le peut pas... Ce sont deux mondes différents. Différents, mais qui, dans l’absolu, revêtent les mêmes formes... Le problème qui se pose alors, c’est celui de la révélation d’un des deux principes. Lequel des deux fut le premier à se manifester ? C’est comme l’histoire de la poule et de l’œuf... En fait, la solution de cette énigme n’a que peu d’importance. La seule chose qui en ait, c’est que, ces deux univers ne sont pas compatibles l’un avec l’autre. Un des principes formés, se doit d’abattre l’autre. C’est une loi invariable. "

" Jean, il ne peut y avoir de lois invariables. Les Hommes savent trouver des solutions à leurs problèmes. Le vieux fou grisonnant a bien dit que tout était relatif. D’autres, avant lui, étaient assurés des conceptions physiques de l’univers. Il a tout remis en question, et nous voilà aux confins de l’univers, avec comme bagage la théorie de la relativité. Pas de lois invariables... "

" Si, Stella ! Des lois invariables existent. Elles sont le fruit de l’expression des deux principes fondamentaux. Lumière et ténèbres. Principe masculin, et principe féminin. L’un donne, et l’autre reçoit. Ils se partagent les deux mondes. Entre eux, se trouve un passage. Il est à sens unique. Ce passage pourrait avoir un nom. Appelons-le, le temps... Le temps est une loi invariable dans notre univers.

" Pourtant, il varie... Le passé, le présent, le futur... "

" Il ne varie pas du tout. Il est, c’est tout. Ce qui est variable, c’est l’image du temps, ce que nous avons été, ce que nous sommes, ce que nous deviendrons. Il est variable en fonction de l’observateur. Rien d’autre. Chaque principe a son temps propre. C’est une des raisons de l’incompatibilité des principes... "

" Tu disais qu’ils avaient pourtant la même forme. Cette forme serait donc une compatibilité, une chance que ces deux mondent coexistent... "

" Ils coexistent ! C’est une loi invariable. Ils sont complémentaires l’un de l’autre... Appelons le premier principe : masculin, et le second : féminin. L’un donne l’esprit, le deuxième le reçoit. L’un donne l’essence de ce qui est dans l’éternité. L’autre la transforme. L’essence est passée par le sas du temps. Ce que nous omettons, c’est la notion d’équilibre. Cette omission est due à la loi invariable du temps. Cette loi nous fait croire en la prééminence des forces matérielles. Illusion... Les deux principes sont à égalité. Le contenant est à l’image du contenu... Ne reste que la loi invariable du temps... Les Hommes se battent contre cette loi, car ils ont oublié ce qu’ils sont... De là, le départ de la lutte incessante entre les pouvoirs. Lutte entre la matière et l’esprit. Vain espoir du principe féminin de croire en la victoire. Il ne peut rien sans le secours du principe masculin. C’est lui qui distribue les cartes... ".

" Comment pouvons-nous revenir au premier principe ? "

" Toutes les voies ont été cherchées. Toutes se sont heurtées à l’entendement Humain. La perte du Pouvoir sur les choses du monde leur est un frein. La lutte, il ne reste que la lutte. Le monde et sa naissance sont le fruit d’un dualisme intérieur. Celui qui sait est la cause de cette lutte. Lui seul sait ce qu’il adviendra. Lui seul peut défaire ce qu’il a conçu. Ceux qu’Il anime, et qui à nos yeux, sont des démons, sont ses enfants, au même titre que les victimes. Nous sommes tous Ses victimes. Tous, nous servons Ses desseins. Le reste n’est qu’illusions... "

Stella sursauta sur le canapé où elle était lovée. Une étrange sensation la saisit soudainement. Jean voulait-il dire que depuis tout ce temps, nous étions dans les entrailles de l’Enfer ? Que ceux qui étaient dans les hautes sphères temporelles étaient les gardiens de l’Abîme ? Non ! Jean devait se tromper ! Il était devenu complètement fou ! S’il venait à révéler toutes ses théories, il finirait dans un asile...

" Je sais ce que tu penses, Stella... Ils ne me croiront jamais. C’est leur voie. Comme je te le disais, personne ne veut admettre ce raisonnement. sans quoi, le second principe serait mis en péril... C’est pour cette raison, que chaque jour, les Maîtres nous vendent à cette puissance matérielle... et j’insiste sur le mot vendre... "

" Mais alors, Jean, comment conçois-tu ce retour vers l’origine du premier principe ? Personne ne voudrait que s’achève son existence. Si cela devait être, plus personne ne serait là pour dire que l’expérience fut couronnée de succès "

" En effet. C’est là que se pose le problème. Il ne se trouverait personne pour dire, que la théorie est confirmée. C’est une loi invariable. Seul Celui qui sait peut nous donner des réponses... "

" Quels moyens avons-nous pour Le rencontrer ? "

" Des moyens ? Notre esprit le peut. Notre corps ne le peut pas, tant que la transformation n’aura pas eu lieu... "

" Transformation ? " 

" Transformation ! Changement d’état si tu préfères. J’espère seulement que ce ne sera pas sous le signe d’un effroyable holocauste... Si nous ne le désirons pas ardemment, Celui qui sait se suffira de cette dernière extrémité. Il déchaînera les forces naturelles. Il déchaînera les combattants et s’en suivra une lutte à mort. Une lutte pour la survie de l’esprit... Lui aussi compte le temps... "

Désormais, Stella savait que Jean irait, coûte que coûte, sur le chemin de sa destinée. Elle était assurée que ceux, qui détenaient le pouvoir usurpé à celui qui sait, seraient mis aux faits de leurs agissements. Elle n’avait plus d’autre choix, que de tenter d’enrayer le processus Jean. C’était la vie de son compagnon qui était en jeu... C’était aussi la sienne...

" Ecoute, mon chéri. Nous avons encore du temps devant nous, avant que tu ne te décides à leur dire leurs quatre vérités. Nous aussi, nous devrions pouvoir vivre en harmonie avec ce monde. Et puis, ne voudrais-tu pas que nous construisions cet avenir des Humains à notre façon ? Nous devrions envisager d’avoir un petit être bien à nous. Nous lui enseignerons ce qu’il sera bon pour lui. Il deviendrait le premier maillon d’une chaîne remontant vers l’unité parfaite dont tu rêves... "

" Tu sais, je suis pourtant sûr que, concevoir un petit, ce serait aller à l’encontre de ce que je viens de t ’exposer. Mais, j’ai au fond de moi cet espoir des fous. Les gens de cette planète ont encore une chance à courir. Celui qui sait ne les frappera pas sans que tout ait été tenté... Si tel est ton désir, alors faisons ensemble ce petit bout de chou, même s’il m’en coûte la bonne fin de ma mission... "

" Bah, laisse un peu toutes tes idées noires à l’écart ! Viens vers moi ! "

Jean se blottit dans les bras de Stella.

" Tu vois, ça a du bon le matériel ! Ce n’est pas dans ton monde spirituel que tu pourrais sentir ces choses. "

Elle le caressait fiévreusement. Ses cheveux d’or glissaient sur les épaules de Jean. Le souffle chaud et humide du désir de Stella s’épanchait sur la nuque de Jean. Elle sentait bon le miel et la vanille. Une odeur poivrée qui emplissait les narines de Jean. Un philtre d’amour. Il y succombait toujours. Les mains expertes de la magicienne amoureuse courraient sur son torse. Jean se laissait faire...

" Moi, dit-elle, la seule chose que je comprenne, c’est de sentir la force de l’amour couler dans mes veines. Cette force coule en moi et enivre mes sens quand les bras puissants de l’être aimé en exprime l’essence. Humm... Elle reniflait la poitrine de Jean... Tu sens le pain tendre... "

Stella avait toujours une malicieuse compétence à tout remettre en question. Même ce qu’elle ne pouvait comprendre, elle pouvait toujours le ramener à elle. Tout ce qui errait à sa portée subissait les enchantements de sa si forte sensualité...

Jean succombait aux charmes. Il oubliait ses beaux discours. Ils étaient enlacés dans le canapé. Stella s’accrochait... Jean enroula ses bras autour de la taille de Stella...

Un jour de Jean fut ravi au ciel. Un jour fut gagné par l’enfer... Telle était la vie...

Le grand rêveur ©Jean-Paul Leurion 1999-

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