#l'ermite et la graine 1
L’ermite et la graine
La neige avait fini par recouvrir les grandes vallées encaissées au fond des grandes montagnes qui dressaient leurs cimes vers un ciel toujours bleu. La nature était encore endormie et ne parvenait pas à se tirer de son manteau de sommeil.
Les sons feutrés que le vent portait sur ses ailes étaient çà et là entrecoupés des stridents et lugubres croassements des choucas descendant des cimes. Quelques noirs rapaces en bande cherchaient leur nourriture formant les quelques nuages noirs qui obscurcissaient un ciel calme et limpide.
Ils étaient comme attroupés autour d’un point qui marquait le centre du plateau. A peine pouvait-on distinguer si l’homme qui se trouvait allonger dans la poudreuse était endormi ou s’il était raide mort. Les oiseaux virevoltaient au-dessus de lui depuis quelque temps déjà. Ils attendaient la Dame en noir, messagère de la curée.
Les funestes croassements, et le froid qui le saisissait le réveillèrent brusquement. Il sursauta et se mit à trembler comme s’il était pris d’une fièvre terrible. Malgré le froid qui sévissait, il était recouvert d’une petite pellicule de sueur qui aussitôt au contact de l’air saisissant, se transformait en un duvet glacé et scintillant. La froide léthargie ne lui permettait pas de retrouver rapidement ses esprits. Tout était encore dans des brumes insondables. Depuis combien de temps se trouvait-il là, à mille lieux de tout endroit habité. Ce que voyaient ses yeux, ce n’était que la vaste étendue d’un désert blanc qui s’étalait jusqu’à l’horizon. Son sac était prés de lui. Il secouait un peu sa tignasse et des étoiles d’argent s’en échappaient. Il ramassait ses affaires, regardait que rien ne manque. Ce faisant, quelques images réapparaissaient, fugitives, sans ordre bien distinct. Juste des sensations étranges, des souvenirs chargés d’émotions aussi brèves qu’intenses. La dernière image qui se présentait à sa mémoire le glaçait d’effroi. Encore un cauchemar, pensait-il.
Que pouvait-il faire en cet endroit désert ? Il ne s’en rappelait pas... Il tentait de se souvenir mais rien n’y faisait. A chaque fois, les quelques images intelligibles de son rêve inhibaient tout le reste de sa mémoire. Une étrange sensation prenait place en lui. Il ne savait pas pourquoi, mais il prenait la décision de poursuivre son chemin sans se poser de question. Tout lui reviendrait un jour. Il se frotta le visage avec une poignée de neige fraîche, mit la bretelle de son sac sur son épaule, et dirigea ses pas où menaient ses yeux.
Qui pouvait savoir s’il se souvenait de la première apparition ? Qui savait dans quel monde il se trouvait ? Personne sur le plateau pour répondre à ces questions. La seule chose qui comptait pour lui c’était de se remettre en route. Il n’avait pas le temps. Continuer le chemin qui devait le mener vers le but qu’il avait oublié. Encore une fois il ne suivait pas la marche du soleil. Quelqu’un ou quelque chose devait le guider sans qu’il s’en rende compte.
Il avait l’impression que son regard porté sur le monde qui l’entourait n’était plus le même. A mesure que ses pas le portaient ailleurs, l’importance qu’il portait aux choses se trouvait modifiée. C’était comme s’il avait reçu des yeux neufs.
Vers la fin de la journée, après un long combat avec la neige et ses pièges poudreux, il parvenait en vue d’une vallée. Quelques fumerolles lui indiquaient que la vallée préservait dans son sein quelques âmes isolées. Une construction avec planches et torchis fut la première marque de civilisation qu’il rencontra. Elle avait l’air déserte. Juste un peu de vieille paille noircie se trouvait sur le sol gelé. Les planches laissaient passer le vent comme le jour. Un abri pour les courants d’air. Malgré le crépuscule qui pointait, il ne se sentit pas le désir de passer la nuit dans les bras de ce fantôme au chapeau de pierres noires. Il ressortit et faisant un grand panoramique sur le paysage. Il chercha dans la pénombre les restes de ces fumerolles qui l’avaient guidé jusque là. Le vent ne parvenait pas à faire courir sur ses ailes les bruits quotidiens de la vie rustique. Pas un beuglement d’une vache en attente de la traite du soir. Pas un coq qui ne se vante auprès d’une poule en chaleur. Une brebis égarée ayant peur du grand méchant loup appelant son pâtre. Mais là rien. Rien que le silence de l’hiver, et les ombres nettes et contrastées sur le blanc manteau. D’un coup, alors que le vent changeait de destination son nez fut titillé par cette odeur âpre et chaude d’une flambée de sapin. Les effluves se mélangeaient avec une odeur qui taquinait l’estomac en mal de nourriture. Feu qui brûle, âme qui vive. Il ne resterait pas seul.
Le soleil était derrière les montagnes qui se paraient d’une belle couleur entre le bleu et le violet. Le ciel s’embrasait comme à l’habitude, d’ors éphémères, de feu sans chaleur venant annoncer la nuit. Il se précipitait à parcourir les quelques mètres qui devaient le séparer d’une hospitalité bien méritée. Des ombres se dessinaient sur la neige. Elles s’animaient d’un incessant ballet. Elles lui étaient familières. Des hommes ! Quelques points de lumière étaient comme dispersés çà et là et étendaient leurs faisceaux sur le sol blanchi et reluisant. Les sonnailles des vaches premières rythmaient la vie de ce paisible petit village de montagne. Les habitants s ’animaient dans un ballet incessant. Pas de temps à perdre. Les animaux déterminaient le temps des hommes. Pourtant il y en avait quelques-uns uns qui ne s’affairaient pas de la sorte. Ils restaient de longues heures, assis sur une grosse pierre qui leur servait de siège. Ils faisaient reposer leur menton sur le dessus de leurs mains, appuyées sur une canne noueuse comme leurs corps. Leurs regards s’égaraient dans le lointain passé où leur jeunesse s’était à jamais évaporée. Ils conversaient avec le silence, loin de toute agitation. Quelquefois, au passage d’un parent ils le saluaient d’un lent mouvement de la main, sans relever les yeux. Leurs oreilles étaient aguerries aux moindres sons familiers de leur village. Chaque pas avait sa signature. Chacun avait son odeur bien particulière. Mais en ce jour un pas différent, une odeur différente leur étaient offerts. Leurs regards bleu acier se portaient vers cette étrangeté. Depuis si longtemps, qu’ils n’avaient pas eu l’occasion de relever la tête, leurs culs ne parvenaient pas à suivre le mouvement. Et puis, d’un coup, sans raison apparente, sauf peut-être celle de la peur de l’inconnu, ils se dressèrent sur leurs frêles guiboles et s’en retournèrent chacun vers son logis. Un seul d’entre eux ne bougeait pas. Il gardait son regard fixé sur le sol, traçant dans la neige quelques dessins au sens obscure. L’étranger se présentait à l’entrée du hameau. Le vieil homme ne bougeait pas.
Lorsque le voyageur fut arrivé aux premières maisons, il avait ressenti la froide sensation qu’il n’était pas le bienvenu en ce lieu. Pourtant il s’aventurait plus avant. Chacun était rentré chez soi, attendant le passage de l’étranger. Ils étaient tous derrière leurs petites fenêtres, scrutant la demi-pénombre et espérant qu’il passe son chemin.
Personne ne savait que le vieil homme attendait l’étranger depuis des années et des années. Lui-même ne savait plus ce qui l’avait conduit à attendre de la sorte, mais il n’avait jamais perdu l’espoir de cette venue.
Il arrivait à sa hauteur. Le visage du vieil homme se relevait doucement. Il s’illuminait des quelques lueurs des fenêtres qui embrasaient un peu sa face. Les ombres portées accentuaient l’effet des rides. Une figure usée par le temps, où chaque ligne était comme un livre de vie. A lui seul, cet homme aurait peut-être la mémoire vivante de ce village. Un livre parcheminé, avec des lettres écrites au fond de chaque pore de sa peau.
Le vieil homme parvenait à se lever avec difficulté. Il ne voulait pas l’accueillir comme çà, lui assis et l’étranger debout. Cela ne se faisait pas. Du moins, ce n’était pas ce que ses parents lui avaient appris. Il lui toucha la main en signe de bienvenue. Aussitôt, ses lèvres se mirent à se décoller l’une de l’autre. Pour la première fois depuis longtemps il adressa un message de bienvenue à un homme qui venait d’ailleurs. Le voyageur sentait monter en lui une intense émotion. Lui non plus n’avait pas rencontré âme qui vive depuis fort longtemps. Il en était arrivé à désespérer d’entendre ces quelques paroles. Les paroles échangées, pour banale qu’elles puissent nous paraître, étaient comme un bon verre de vin chaud qui réchauffe autant le cœur que l’âme. Le monde n’avait pas encore perdu ce qu’il avait de meilleur : la convivialité. Dans la nuit et le froid, deux âmes en quête d’elles-mêmes se trouvaient sur le même chemin. L’étranger savait qu’il n’errerait plus comme une âme en peine. Mais de l’importance de cette rencontre, il n’en connaissait pas la portée.
Le vieil homme lui demanda de le suivre. Ils avancèrent sur le chemin, traversèrent le village, surveillés par les autres, réfugiés derrière leur ignorance. Le vieil homme habitait à l’écart. Pendant qu’ils marchaient ensemble, il lui conta les merveilles de cette contrée, ainsi que les trésors cachés qu’elle contenait. Il lui fit découvrir les deux mamelles bleuies par la nuit qui se détachaient imperceptiblement sur un fond d’étoiles au scintillement propre à ces mois d’hivers. Ainsi, au détour d’une phrase, l’étranger entendit quelqu’un qui pour la première fois depuis longtemps lui rappelait qu’il avait un prénom.
" Vois-tu Jean, cela faisait bien longtemps que nous attendions ta venue dans cette contrée. C’est pour cette raison que tu peux contempler l’œuvre du temps sur ma pauvre carcasse. Chaque jour passé, je me lamentais du retard de notre rencontre. Mais en ce jour béni, tu es là. J’espère que tu pourras rester parmi nous pour un bon moment. "
Jean se posait une question. Qui pouvait-il être ? Il n’était jamais venu dans cette vallée. Il n’avait jamais rencontré cet homme. Mais lui semblait le connaître comme s’il avait été son père. Il savait comment il s’appelait. Etrange...
Le vieil homme reprit :
" Avant que tu ne te poses un tas de questions, il faut que je te dise que j’ai reçu la faculté de suivre certaines personnes sans les connaître. Pour toi ce fut aussi le cas. Il faut que tu saches aussi, que j’ai vécu toutes tes aventures, et ceci depuis le début. Quelque part je n’étais pas seulement un spectateur passif, mais je les partageais, souffrant de tes angoisses, les partageant pour les mieux comprendre. Je sais que cela te parait étrange mais c’est la stricte vérité. Quelque temps encore, tu te poseras des questions, car c’est ta personnalité profonde qui te pousse à le faire. Si tu n’avais pas cherché le chemin, tu ne serais pas dessus pour me rencontrer. Celui qui sait nous a mis en relation l’un avec l’autre. Moi sachant qui tu étais, toi ne sachant que ce que tes yeux parvenaient à découvrir du monde. Les autres réponses à tes questions viendront un jour. N’en doute pas. Il te faudra t’en remettre à la volonté de Celui qui sait! "
Pour Jean, il était clair, qu’encore une fois, il devait être le seul dans le monde à ne pas savoir ce que tous savaient de lui. Ils lui parlaient tous de Celui qui sait, même sans qu’ils sachent bien lui dire qui Il était. Si des réponses devaient être données, seul Celui qui sait parviendrait à le faire. Où le trouver ? Où le chercher, pour savoir et ne plus errer sans but. Il taquinait son esprit de sa soif de connaissance. Avant qu’il prononce une parole, son guide reprenait :
" Ne cherche pas encore la personnalité de Celui qui sait. Il nous a dit que tu arriverais un jour, venant de derrière les montagnes jumelles. C’est tout ce qu'il nous a enseigné. Ne crois pas que toutes ces révélations ont pour objet de t’embrouiller. Cela n’est pas notre volonté. Nous sommes là pour t’aider sur le chemin qui porte tes pas et te mène vers ta destinée. Pour l’instant, il te faut du repos. Après, l’esprit rassuré, le ventre plein, tu pourras, si tu le désir penser à tout ce qui t ’est arrivé. "
Jean ne disait rien. Il écoutait la mine dubitative. Encore un fou pensait-il. Mais un fou qui savait recevoir les gens de l’extérieur.
La maison du vieil homme était en vue. Une petite lumière vacillait au-dessus de la porte d’entrée. Une lueur dans la nuit qu’il avait toujours veillée à maintenir, au cas où celui qu’il attendait arriverait sans qu’il soit présent. La porte n’était pas verrouillée. Il la poussa avec sa canne. L’intérieur était comme celui d’un four. Il tâtonna sur le côté. Ses doigts se posèrent sur une chandelle de suif. Il la tendit à Jean et lui demanda de l’allumer à celle du dehors. Un geste pas si innocent que cela pouvait paraître. Une lumière dans la nuit pour guider le voyageur, une autre en attente de briller pour poursuivre le voyage...
La petite maison reprenait vie. Le vieil homme s’approcha de la rustique cheminée. Il prit quelques brindilles qui se trouvaient posées sur le sol, et les enfourna sans plus dans la gueule froide de l’âtre. Il sortit de sa poche un briquet d’amadou et fit jaillir l’étincelle qui alluma la mèche. La tenant entre ses mains il souffla dessus, pour propager l’incandescence. Une petite volute de fumée s’en échappa. Il approcha le briquet des brindilles. Les mains sur le sol, la tête de côté il souffla avec assurance sur les brindilles qui prenaient en elle le feu de la mèche. La pièce s’emplissait d’une lumière orangée, vacillante, au rythme des flammèches qui s’élevaient dans la cheminée. Le feu bien pris, il y déposa quelques branches et se frottant les mains il retourna vers Jean :
" Voilà ! Quelques minutes, et nous seront bien au chaud. Assieds-toi quelque part! "
Il enleva les quelques hardes qui traînaient çà et là, pensant trouver un endroit où Jean pourrait poser ses fesses.
" Ne fais pas attention au désordre. Il n’est qu’apparent. "
Jean souriait. Depuis combien de temps n’avait-il pas entendu ces mots : ordre, apparence. Il regardait autour de lui. Ce qu’il pouvait distinguer ne pouvait pas laisser de doute. Celui qui était son hôte était presque aussi pauvre que lui.
" Je sais, ce n’est pas le Hilton, marmonna le vieux, mais ici je suis chez moi! "
Jean pensait qu’être chez soi d’accord, mais là, dans l ‘état où se trouvait la maison, il valait encore mieux se trouver ailleurs. Il avait dû se construire des abris qui étaient mieux conçus que cette masure. Cette idée qui lui traversait l’esprit fut aussitôt anéantie par un sentiment plus fort. Ce qui était important, ce n’était pas la rusticité des lieux, mais la chaleur de son occupant. C’était ce qu’il ressentait le mieux. Etre pauvre dans ces conditions, mais si riche de cette chaleur intérieure, c’était plus que d’être un grand directeur d’hôtel cinq étoiles où règne généralement la froideur des marbres des miroirs et des ors à outrance. L’habit ne fait pas le moine.
" Monsieur... " Le vieil homme le coupa net :
" Chut, dit-il, écoute les bruits de la nuit!"
Du doigt, il désigna le plafond qui laissait passer les sons du vent dans le chaume du toit. Jean leva les yeux, et tendit l’oreille. Du coin de l’œil, le vieux le regardait. Il continua :
" Ta tête est comme mon toit. Elle a des trous qui laissent passer le vent. Mais ce qui est plus drôle c’est que chez toi le vent prend ce qui se trouve à l’intérieur. Tu t’interroges sur tout ce qui t ’arrive, mais chaque fois tu oublies l’essentiel. Le vent, mon jeune ami, le vent enlève ce que tu crois garder. Il t’aère les neurones, sans quoi tu aurais explosé depuis longtemps. Cherche en toi les souvenirs de ce qui t ’est arrivé. Même de ce qui s’est passé dans tes rêves les plus étranges. Les signes sont là. Les réponses aussi, mais le vent que tu fais souffler dessus érode la forme et le fond. Alors, comment pourrais-tu savoir quel chemin suivre. Comment pourrais-tu savoir quel but tu te dois d’atteindre ? Le vent n’a pas emporté l’essentiel vers le néant, car je suis le maître du vent !"
Il soufflait sur le visage de Jean. Ses bras battaient l’air comme un oiseau prêt à s’élever vers le ciel.
" Celui qui sait t’a tout donner pour que tu saches où aller. A en croire ce que je sais, ta destiné est grande, mais combien terrible. Il t’a choisi ! Tu ne peux le décevoir sans te décevoir toi-même. Ne continue pas à croire que tu es le seul à choisir librement ce que tu veux faire. Tu n’es pas libre de tes choix. Tu es dans les mains de Celui qui sait, et c’est lui qui te laisse croire à ta liberté, jusqu’au jour où... "
Il mettait sa main devant la bouche. Ses yeux s’écarquillaient comme s’il venait de s’apercevoir qu’il en avait trop dit. Jean voulait répondre mais le vieux reprenait :
" Et puis zut quoi ! " Il levait les yeux vers le ciel. " Il faut bien qu’il y ait quelqu’un qui lui dise ce qu’il doit faire ! Nous n’avons pas toute l’éternité quand même... "
Jean était sûr que cette fois il était au pays des fous. Il tenta de se lever, une esquive vers la porte, son sac entre les bras, mais le vieux s’empressa de le rasseoir.
" Tu ne peux partir maintenant ! Comprends tout ceci. Il te faudra cerner la subtilité et l’essence de toutes ces choses, sans quoi tu continuerais à errer sans savoir ce que peut être le but à atteindre. Moi, je peux t’enseigner quelques bribes d’un savoir ancien qui te sera d’un grand secours pour la suite. Certaines de ces choses te seront familières, car tu les as apprises sur le tas. Pour d’autres, il te faudra écouter, puis le temps se chargera de t’en faire comprendre le sens."
A mesure que le vieil homme parlait, Jean sentait comme la présence de quelque chose qui naissait dans son esprit. Cette chose lui semblait venir de très loin. La crainte l’envahissait, il tentait de monter une barrière mentale entre cette chose et lui.
Le vieux bavard ne s’en laissait pas conter. Avant que Jean n’ait pu entreprendre quoi que ce soit, l’ermite le stoppa net :
" Oh ! Ne cherche pas ce qui agresse ton esprit. Mais aussi, ne cherche pas à l’évincer de toi. Cette chose qui semble être agressive ne l’est pas. Elle agit sur toi comme un garde fou, gardes un peu de lucidité. Je peste de ne pas pouvoir t’en dire d’avantage ! Si tu as confiance en moi, écoute ceci.
" Jamais aucune muraille, aucune défense que tu tenterais d’ériger ne sera assez puissante pour retenir le souffle de cette chose. Ce combat, que tu mènerais, serait alors ta perte. Tu ne peux gagner contre elle, mais tu peux vaincre avec elle. " Il avait empoigné Jean, le serrait et le bousculait par les épaules. Jean continuait de serrer son sac, seul bien précieux qu’il avait au monde. Il tentait de résister aux assauts du vieux, mais malgré son grand âge, celui-ci avait la force d’un hercule. Et puis, ces longues journées de marche n’avaient pas été pour arranger les choses. Il était fourbu, prêt à accepter tout ce qu’on lui dirait du moment qu’il serait en présence de quelque chose à manger, et d’un endroit où coucher. Il se laissait malmener comme une bouteille à la mer, baissait les yeux comme un petit garçon pris en flagrant délit chapardant des confitures.
" Du temps ! Il te faudra du temps pour comprendre, reprenait le vieux sans s’être arrêté de secouer Jean le cocotier ; du temps pour ressentir toutes ces choses dont tu ne te souviens plus l’origine. L’apprentissage de ces connaissances te sera utile pour résoudre certaines énigmes. Crois-en ma vieille expérience, ce genre d’enseignement n’est pas chose facile. Certes, nous avons été choisis, chacun son rôle, mais nous restons quand même des hommes du monde, avec toutes les imperfections qui nous sont propres. Même pour les anges, toutes ces choses ne sont pas aussi faciles que l’on puisse croire. Chacun son rôle... "
Jean parvint à relever la tête. Il avait cédé sous les paroles du vieux. Mais, au lieu de se laisser aller et se mettre sous sa coupe, il était plutôt stupéfait des réponses qu’il avait reçues. Pour la première fois, un être humain avait devancé sa soif de connaissance, et avait répondu à quelques-unes unes des questions qu’il se posait de temps en temps. Il n’avait rien dit !
Etait-ce là le fondement de sa révolte ? A force de trop de mystères, l’homme, sans réponse, ne pouvait que se révolter contre l’établissement du monde. Jean ne voulait pas s’en laisser conter. Il avait encore sa fierté. Il tenta une ruse grossière. Cherchant en lui toute l’énergie de la colère il dit :
" Ecoute, vieil imbécile, je n’ai jamais rien demandé à personne. Toutes vos combines ne me regardent pas. Si tu sais tout de moi, tu sais aussi que j’ai dû quitter le monde pour ne plus être en face de gens de ton espèce. Comme toi, ils furent nombreux ceux qui pensaient tout savoir de la personnalité des autres hommes. Comme toi, ils cherchaient à s’approprier par ce biais, l’âme des gens, pour mieux les opprimer. Non, merci, j’ai donné. Ce même monde ne m’intéresse pas. Ce pouvoir ne m’intéresse pas. Toutes ces bondieuseries sont pour des esclaves. Moi, je suis un homme libre. Seul, mais libre ! "
L’ermite avait fini par lâcher prise. Aux mots prononcés par Jean, il sentait une grande tristesse qui l’envahissait. Il baissait les yeux vers le sol en terre battue. Ses deux mains se rejoignaient, et remontaient vers ses lèvres parcheminées recouvertes par sa barbe en broussaille. Il ferma les yeux, chercha au plus profond de lui quels seraient les mots qui convaincraient son jeune hôte. Comment ébranler cette montagne d’égoïsme qui se trouvait devant lui ? Il savait qu’il avait devant lui un homme qui cherchait la fuite. S’enfuir du monde pour se fuir soi-même. C’était ça la devise de Jean. Elle s’était forgée dans sa tête, comme un acier des plus durs. Le pot de terre contre le pot de fer. A moins que la fusion ne s’opère... Il fallait trouver le feu qui dévorerait cet acier. Lui faire redécouvrir l’amour du monde et de ses êtres, enlever les scories qui recouvraient une âme pure, et lui servir de marche pied pour le grand chemin qui lui restait à parcourir. Serait-il capable d’en venir à bout ? Il adressait une prière à Celui qui sait. Lui seul avait la force nécessaire pour chauffer le creuset. L’homme releva la tête, ses yeux cherchèrent encore dans le lointain, comme si les murs étaient transparents...
" Tous tes arguments sont valables... Mais comprends que pour toi, ils ne sont qu’une excuse. Un jour il te faudra faire un choix. Tu ne pourras pas faire autrement. Au fond de toi, je sais qu’il se trouve une âme qui est appelée à une tâche définie. Mais tu ne sais pas laquelle. Tu en as peur... Même ta longue solitude n’a pu effacer de ta mémoire cachée ce que tu te dois de faire. Tout est là, en toi, une chrysalide prête à éclore. Et toi, tu cherches encore à prolonger l’hiver de tes sens, alors que le printemps sonne à la porte de ton esprit. Cette solitude recherchée n’a fait que t ’abaisser, sans que tu en sois conscient. Plus encore, tu ne parviens même plus à savoir la juste raison de ton errance dans le monde... "
Un silence pesant régnait dans la cabane. Etait-ce le signe de son ouverture au monde ?
Il baissait la tête. Son stratagème n’avait pas fonctionné. Plus, il savait que le vieil homme avait raison. Que penser d’un homme qui sait tout de vous, alors qu’il vous rencontre pour la première fois ? Le papillon allait-il décider de sortir de son fourreau ?
" N’est-ce pas le remord qui te fait agir de la sorte ? Peut-être que ton âme aussi ne sait pas encore répondre à ces questions. C’est difficile. Je le sais par expérience. Il est des fois où toute une vie ne suffit pas pour apercevoir le commencement d’une explication. De plus, si ton âme est sourde aux paroles qui te sont données d’entendre, tu risques de te laisser embarquer sur des chemins de traverse. Ce chemin est jalonné de fausses indications qui ne te mèneront nulle part. Les suivre, peut-être cacheront-elles un temps l’amertume de ton âme. Mais le chant des sirènes envolé, resterais-tu seul avec tes doutes et tes peurs ancestrales. Ton premier travail sera d’accepter le passé comme irrévocable, sans plus jamais te demander ce que tu aurais pu faire pour ne pas te trouver ici ce soir. Le premier pas de la guérison de ton âme en dépend. Après, l’effort effectué sur toi-même, pourras-tu entreprendre l’accès à la transfiguration. Je sais que tu en es capable. Sans quoi, Celui qui sait ne t’aurait pas conduit ici. Je sais aussi que tu ne seras pas facile à traiter, mais cela est mon lot. Nous avons chacun une voie à parcourir. Sur ce chemin, nous pouvons nous trouver seul, et en danger, car ils guettent. Mais aussi, nous pouvons nous retrouver à plusieurs, marchant d’un même pas vers ce but que nous devons atteindre. Chacun la béquille de l’autre. Chacun sa richesse. Chacun sa connaissance d’une partie du Tout... Ensemble, le Tout illumine la voie! "
Jean restait muet. Le vieux avait fichtrement raison. Il ne pouvait rien dire de contraire à cette vérité qu’il s’était si longtemps cachée. Il gagnait par K.O. Lui, aurait rempli sa mission. La graine semée par le vieil homme était bien implantée. Elle pourrait germer dans l’esprit de Jean. Chaque parole que le vieil homme proférerait serait comme des gouttes d’eau qui nourriraient une plante expansive qui s’appelle Jean.
Jean reposa son sac. Il n’avait plus peur de rien. Il s’assit dans un coin, et comme il en avait l’habitude commença aussitôt à faire vagabonder son esprit au-delà du réel. Il était comme absent. Le vieil homme le remarqua et sourit. Il s’en était fallu de peu que sa mission s’achevât là. Il était heureux de voir que son enseignement servait. Il ne disait plus rien, se contentant d’observer les lèvres de Jean qui marmonnaient en silence. Comme des points d’interrogation, ses sourcils sursautaient de temps à autre. Parfois une légère moue semblait faire comprendre qu’il laissait pour l’avenir l’explication de telle ou telle chose. Il parlait aussi avec ses mains, mimant les mots pour les mieux absorber. Il ne faisait plus attention au vieux. La vraie solitude s’était emparée de lui. Le vieux aurait eu une crise cardiaque, qu’il ne s’en serait pas même aperçu.
L’ermite tourna les talons. Il chercha ce qu’il pouvait faire à dîner. Un vieux pot se trouvait sur une étagère de fortune. Soulevant le couvercle, une odeur pestilentielle envahit toute la cabane. " Pouah ! " dit-il, puis il le referma, le rangeant à la même place.
Celui qui avait réuni les deux hommes sur le chemin de la vérité ne pouvait que les inspirer. Jamais il ne devait les laisser en répit. La loi du libre arbitre était le seul garant d’une illusion entretenue pour que s’accomplisse la destinée des mondes. Jamais Il n’a clairement fait entrevoir l’image du but à atteindre. Seul, le dernier qui arrivera au bout, ayant vaincu toutes les épreuves, surmonté ses peurs, celui là saura. Lorsque l’on est apte à entendre cet appel venant d’ailleurs, il faut que les oreilles puissent entendre les mots prononcés, mots qui souvent sont en désaccord avec notre intime conviction du moment. L’important est de ne pas se retourner. Aller de l’avant pour servir, pour comprendre, pour aimer. Retourner sur ses pas, ce serait comme se laisser mourir, tenter de passer de ce monde à l’autre sans espoir, autre que celui de revenir et de trouver de meilleures conditions de vie pour réussir la voie. Cette suite de réincarnations ne peut être que statique. Ce serait là le plus terrible des sorts réservés à une âme. Tout recommencer, tout revivre sans savoir quoi changer. Ronger par les remords, et quelques souvenirs d’une vie effacée mais encore présente dans la mémoire.
Jean était en lutte avec toutes ces idées. Il ne savait plus que penser. Avait-il la possibilité de changer quelque chose ? Il ne le pensait pas. Par le passé il avait tenté d’agir dans ce sens mais rien ne s’était produit. Il savait qu’il ne pouvait pas changer le cours de l’histoire, même de la sienne. Si ceux qui l’entouraient ne voulaient pas progresser sur le chemin... Plus facile de traîner les pieds que de sauter par-dessus les embûches de la vie. Bien qu’il soit d’un naturel borné, il n’était pas têtu. Du moment qu’on lui démontrait la chose, il était capable de se l’approprier. C’est ce que savait le vieil homme. Jean n’avait besoin que d’amour et de fraternité... Dans le passé il pensait ne pas avoir rencontré ces sentiments chez ses semblables. S’en suivit la longue marche en déshérence, sans but et sans illusions. Juste attendre la mort, le dernier moment... La délivrance... Et ne jamais penser revenir un jour dans ce monde perverti. Mais sa destiné l’avait rattrapée. Pour ce qu’il avait à faire, un autre ne pouvait prendre sa place. C’était Jean qui était choisi par Celui qui sait. Il avait ses raisons...
Dans la cabane, deux êtres que la vie avait éloignés par le temps et l’espace se trouvaient en communion fraternelle. L’un était issu d’une génération urbaine, froide et cynique. L’autre avait encore les sentiments des hommes de la terre chaude et grasse qui délivre un message d’amour. Deux univers différents, mais la même quête d’un impossible amour des autres, sans s’aimer soi-même. Tous les deux étaient comme les prisonniers d’une geôle aux barreaux dorés. S’en évader n’était pas envisageable. Ils avaient tous deux tentés l’impossible. L’auraient-ils fait s’ils avaient eu conscience de ce qu’ils allaient perdre Ce qui les rassemblait c’était ce détachement envers les effets de la cause. Ils avaient conçu l’idée que l’on pouvait sauter par-dessus le fossé de la peur, aller dans des lieux où l’esprit des hommes ne s’était jamais aventuré. Réprimandes des autres qui préféraient rester serviles et lâches. La soupe était bonne, les chefs y veillaient... Mais pour nos deux acolytes, la soupe avait un goût amer. Ne contenait-elle pas cette substance qui rend docile ? N’avait-elle pas cette faculté de laisser les hommes et les femmes sans besoin de se poser les questions les plus simples sur l’origine de tout ce mal-être qui sévi de par le monde ? La réponse ne pouvait être entendue que des chefs... Eux, les têtus, les opiniâtres de la question s’étaient révoltés contre ce statu quo. Réprimande de la société qui ne permet pas de rompre les chaînes, fussent-elles en or. Condamnation à la solitude... Ne contaminez pas les autres esclaves avec vos idées farfelues...
La solitude est le remède pour trouver la voie. Lorsque toutes les questions se sont bousculées dans votre esprit, qu’il y ait eu réponse ou non. La seule chose qui s’impose alors c’est de ne plus se poser de question sur le sens de la vie. Bon nombre d’érudits s’y étaient brûlés les ailes, attirés les foudres de leurs congénères, car ils avaient souvent un métro d’avance. Arrivé à ce stade, l’esprit ne pouvait s’en remettre qu’à Celui qui sait. Autre forme d’esclavage... C’est ce que l’on se dit sans y penser. C’est commode d’avoir au-dessus de sa tête une autre forme de pouvoir ; une âme vers qui s’en remettre quand la compréhension du monde bute sur des manques de connaissances. Il n’en reste pas moins vrai que la curiosité est toujours là. Méfiance... L’héritage culturel n’est peut-être que du vil plomb... Alors s’entame une discussion. D’abord, avec ce que l’on croit être le néant, peut être soi-même. Puis doucement une voix se fait entendre qui bouleverse nos idées reçues. Elle nous fait découvrir ce que la prison dorée ne nous permettait pas d’entendre. Alors, ils envisageaient que leur vie ne serait pas suffisante pour tout comprendre. La tentation était forte de tout laisser tomber. Peu à peu, l’idée que ce n’était pas l’entendement du Tout qui comptait, mais le partage des impressions, des découvertes, qui s’imposait à eux. Aller vers les autres, partager le trésor avec eux, comme on partage le pain entre frères. Là était leur liberté. Cet enseignement ne se peut faire à sens unique. Le maître apprend de l’élève, et l’élève apprend du maître... Hommes libres conscients de leurs ignorances autant que de leurs savoirs respectifs...
Un jour, ce vieil homme apprendrait à Jean ce que le monde peut receler de choses cachées pour qui ne sait pas voir au travers de l’illusion. Il lui remettrait en mémoire les facultés de voir et d’entendre, de comprendre les forces qui génèrent cet univers. Il serait un nouveau conquérant, cherchant la première matrice d’un univers pudique, ne se laissant découvrir qu’avec humilité. Si cette première essence pouvait être retrouvée par Jean, le vieil homme savait qu’il pourrait accomplir le destin qui l’animait.
Il avait fini par retrouver un bout de saucisson suspendu dans un petit coin de la cheminée. Il se retourna vers Jean qui était toujours aussi muet. L’échine courbée, ses mains jointes et posées sur ses genoux, il regardait la terre noire qui se trouvait sous ses pieds. Terre noire comme son état du moment.
" Bah ! N’y pense plus. Ce qu’il te faut, c’est manger et dormir. Demain, si tu le veux et lorsque la nuit t’aura apporté son lot de conseils, tu sauras ce que tu dois faire... "
Jean releva les yeux. L’homme avait raison. Un estomac vide ne peut penser. Un esprit rongé par la fatigue du corps ne peut penser.
Ils s’installèrent face au feu qui crépitait dans la petite cheminée. Le silence s’était installé entre eux, mais l’on pouvait sentir comme un sentiment qui les rapprochait. Douce lumière du feu qui les réchauffait... Elle prenait dans leurs yeux brillants les éclats de la compassion, les restes d’amours envolées, l’espérance d’un avenir meilleur. Demain serait un nouveau jour... Cachée sous le manteau de l’hiver, la graine allait commencer à s’élever vers le ciel pur de Celui qui sait...