#naissance2
Le vent caressait toujours les longs cheveux verts des vallées. Le voyageur avait pris la route incertaine qui le menait vers un ailleurs inconnu. Pour le moment, seul le soleil lui servait de guide.
Il marchait ainsi depuis un moment, quand, subitement, un nouveau son se fit entendre.
Une sorte de musique cristalline emplissait ses oreilles. Il ne parvenait pas à savoir d’où elle provenait. Il s’arrêta pour mieux cerner l’origine du son.
Le vent semblait jouer avec cette nouvelle mélodie, comme si le voyageur ne devait pas en connaître l’origine.
Mais sa curiosité était plus grande que les forces de la nature. Ce son mélodieux était si joli pour ne pas désirer savoir ce qui le produisait. Il ne s’était pas aperçu que le soleil avait commencé à décliner sur l’horizon. La musique merveilleuse accaparait tout son être. Le ciel s’enflammait encore une fois de ces couleurs pastel. L’or du soleil s’éteignait peu à peu, comme se faufilant entre les draps de coton. Au bord des vallées d’émeraude, il pouvait apercevoir le frêle dessin de collines qui donnaient enfin un relief au paysage. Ces collines se bordaient d’un mauve solaire, servant d’écrin à l’astre des jours qui, pour un moment, s’en allait dans sa demeure de la nuit. A cet instant, la musique cristalline fut couverte par une autre mélodie. Les habitants des hautes herbes entamaient un hymne à la gloire du maître des cieux. Le voyageur était désorienté par le phénomène. Partout en ce monde, une certaine forme de musique était le langage de tous. Lui ne comprenait pas encore ce langage, mais ressentait sa beauté.
La lumière s’estompait de plus en plus. L’homme, perdu dans ce monde inconnu, ressentait quelques angoisses. Sa route allait-elle prendre fin avec la disparition de la lumière ? Mais non, bien au contraire... Il s’aperçut que, si la lumière s’en allait, une autre force la remplaçait. Décidément, l’univers n’aimait pas le vide. Tous les éléments, les événements étaient bien complémentaires. Et cela était vrai tant pour la musique que pour la lumière. Tout un ordre respecté jusque dans ses moindres détails. Mais que pouvait-il y comprendre ?
Bientôt, l’obscurité fut complète. Un moment, ses yeux, qui n’étaient pas encore habitués à la pénombre, ne purent distinguer, qu’au sein des ténèbres, la lumière résistait. Les étoiles se levaient en même temps que la nuit couvrait le paysage. Des myriades de tête d’épingles étincelantes étaient piquées sur la voûte céleste, dessinant, comme les nuages, les symboles d’une histoire qui était propre à l’histoire de la nuit.
Alors, le voyageur se devait d’arrêter sa course. Bouleversé par tant de prodige, il n’avait plus qu’à contempler ce spectacle merveilleux Le monde qui l’avait accueilli le surprenait. Bien que son regard se fixât au zénith de la voûte étincelante, une autre lueur émergea du fond de l’onde verte.
Tout d’un coup, les habitants des herbes entamèrent une nouvelle mélodie, plus ample que celle qu’ils chantaient au soleil.
Le voyageur se retourna pour comprendre. Un disque énorme, plus grand que le disque solaire venait d’apparaître dans le ciel.
C’était comme dans un ballet. Les étoiles étaient comme les petits rats qui dansaient, avant que la star arrive sur la scène. Le compositeur de ce spectacle avait tout organisé. Même les ballerines, en habit de chevelure argentée, parcouraient le ciel le temps d’un éclair. La star, elle, se tenait bien cachée, attendant que le moment soit venu pour montrer son art.
Le teint fardé à l’extrême, avec cette expression mélancolique qui lui est propre, toute empreinte d’une grande solennité, elle daignait apparaître. Elle avait l’assurance que nulle autre qu’elle pouvait assurer le divin spectacle de la nuit
.Lors de son entrée en scène, la mélodie des insectes alla en s’amplifiant, rythmant le lent dégagement de la reine de la nuit... D’abord pianissimo, puis crescendo jusqu’à ce que tous ces instrumentistes soient à l’accord parfait. Ce moment correspondait au zénith de la lune.
Parfois, quelques nuages venaient la voiler comme si une certaine pudeur l’avait atteinte. Ne voulait-elle pas que l’on sache qui elle était ? Comme toutes les divas, elle avait son caractère. Certaines représentations se faisaient avec seulement une partie de son costume, sa face cachée pour que personne ne puisse contempler la totalité de son être. Certains soirs elle ne se montrait pas. Caprice de star. Mais les musiciens obscurs étaient toujours dans la fosse d’orchestre, entamant le prélude à l’opéra cosmique. Dans ces cas là, on ne rembourse pas. On joue pour le plaisir. On joue, en espérant que la " Divine " se montre. Du soir au matin, ils jouent, car, en quelque sorte, ils sont les esclaves de la maîtresse de la nuit.
Le voyageur n’était pas de ceux-ci. Il avait devant lui un merveilleux spectacle. Il pouvait à peine concevoir que les ténèbres ne puissent emplir l’espace. La lumière était toujours gagnante.
La lune, phare changeant de cette mer noire de la nuit, servait de repère aux voyageurs des ténèbres. Elle roulait alors dans les flots sombres de l’espace, semblait vouloir atteindre les étoiles qui étaient comme l’écume des vagues. Dans cet océan céleste, le voyageur des étoiles n’avait qu’elle pour amie. De tout temps les hommes se fièrent à elle pour leur porter secours. Mais elle, responsable de la montée des eaux, se jouait parfois des voyageurs de la nuit. Son aspect changeant, tant en forme qu'en couleur lui donnait une notoriété plus grande que le soleil. Et puis, ce regard qu’elle semblait adresser à qui la regardait. Ce regard était bien le regard d’un dieu. Où se trouvait donc ce sourire compatissant d’un être des cieux qui devait avoir pour mission de garder l’esprit de la lumière ? Ce regard de travers, comme si elle avait en elle toute une panoplie de fourberie. Diva, femme, elle l’était bien ! Et son nom de reine de la nuit lui allait à merveille. La lune c’est la transformation du monde, avec ses ombres incertaines, où le monde change d’aspect, où les choses les plus simples sont comme animées par l’esprit de la nuit. Son reflet blafard ne donne pas un aspect des choses et des êtres comme ils paraissent à la lumière du maître des jours... Transformatrice, magicienne, plus que le soleil. Ensemble, dans le même ciel, elle était capable de le faire disparaître. A qui la force du jour et de la nuit ? Le combat qu’ils se livraient, l’un à la poursuite de l’autre sans jamais s’unir, était incessant. Chacun voulait asservir l’autre par son reflet sur le monde et les choses. Ce combat était inutile pour eux, mais servait les enfants de la terre. Les maîtres n’étaient en fait que des serviteurs.
Il s’était enfin assis sur l’herbe, la tête dans les étoiles, contemplant cette parfaite organisation. Le vent tourbillonnait toujours autour de lui, mélangeant le son des insectes avec celui de la mélodie cristalline qu’il avait décidée de suivre. Mais il avait oublié la raison qui l’avait fait suivre. Puis, comme si une autre force venait de l’envahir, il sentit que tout son corps s’engourdissait. La fatigue du voyage sans doute. Doucement, ses paupières commencèrent à se fermer. Ses bras ne le tenaient plus. Il s’allongea sur le sol, luttant contre le sommeil. Nulle parcelle de ce spectacle ne devait être perdue. Morphée était pourtant le plus fort, fils de la nuit et du sommeil, parvenait toujours à prendre quiconque dans ses filets des songes.
Le spectacle de la nuit s’acheva sans le voyageur. Il ne connaîtrait donc pas la fin de l’histoire de cette nuit. Mais d’autres nuits certainement plus propices, et alors pourrait-il applaudir la " Divine ".
Durant cette nuit, son sommeil fut perturbé. Des êtres et des événements encore enfouis au tréfonds de son subconscient refaisaient surface. Qu’étaient-ce ? Il s’agitait de plus en plus, la sueur coulait tout le long de son corps. Des crises d’angoisse le prenaient, et rien ne pouvait le sauver. Qu’avait-il donc fait pour être aussi perturbé ? D’où venait-il qu’en était-il de son esprit pour qu’il soit marqué de la sorte ?
Les réponses étaient en lui, mais pour l’instant inaccessibles. Les sages ne disaient-ils pas que la nuit porte conseil ?
Théodore s’était rapproché de Johanna, une petite fille aux cheveux d’une blondeur éclatante. Sa petite bouche rose pâle était encore entrouverte, et laissait apparaître que la petite souris passerait dans la nuit. A se rapprocher d’elle, Théodore ne pensait pas lui faire peur. Mais la petite, très prise par le récit, ne pouvait bouger un cil. Alors Théodore la fixa dans ses yeux couleur de ciel, ferma un des siens, puis, d’un coup, étendit ses bras tout en opérant une pirouette. Il se redressa, les mains au ciel en disant :
" Vous avez vu l’heure, mes enfants ? "
Tous les petits se regardaient les uns les autres. La journée s’était passée sans qu’ils s’en soient rendu compte. En fait, Théodore avait calqué son histoire sur le rythme de la journée. Il pensait que l’imaginaire des enfants serait encore plus empreint des visions naturelles. Les étoiles et la lune étaient déjà accrochées dans le ciel. Les parents des enfants n’avaient pas encore accompli tout leur labeur. Tant que les enfants étaient avec le vieux fou, ils pensaient que le travail ne prendrait pas de retard. Certains ressentaient comme une sacrée envie de manger, mais le conte était plus important. Une nourriture spirituelle qui fait oublier toutes les autres nourritures. Même faire oublier que les parents gronderaient fortement, si jamais ils tardaient à regagner le logis.
Théodore aimait trop les enfants et ne souhaitait pas que les adultes les punissent. Alors, les prenant à partie, il leur dit :
" Demain, lorsque vous aussi vous aurez pris le conseil de vos songes, vous serez prêts pour entendre la suite de l’aventure du voyageur. Mais pour le moment il se fait tard, et moi aussi j’ai besoin de ce sommeil de sagesse. Revenez demain, si le cœur vous en dit, et ensemble nous découvrirons ce qu’il adviendra. "
Les enfants se levaient les uns après les autres. La bise du matin s'était calmée. Une douce tiédeur planait sur la place du petit village. Les lanternes des maisons étaient allumées, les cheminées fumaient, répandant l’odeur des bons repas du soir...
Ce soir, pour une fois encore, ces familles seraient protégées de l’adversité. Elles étaient ensemble, unies par un lien que rien ne pourrait effacer. Ce lien, peut-être était-ce Théodore ? Lui, savait que ses jours étaient comptés.
Johanna était restée seule sur la place du village. Théodore alla la rejoindre. La petite s’était assoupie.
Il la prit délicatement dans ses bras, et s’en alla vers le logis de la petite. La mère était sur le pas de la porte attendant sa progéniture. Elle n’était pas surprise de voir Théodore porter Johanna. En fait, elle le connaissait bien, car il était de son village, celui d’avant les événements. Dans ses yeux, Théodore pouvait lire la tendresse qu’elle avait pour lui. Etait-ce le souvenir de ce qu’avait été Théodore ou bien le souvenir imperceptible de cet homme qu’il avait accueilli un jour d’automne ? Elle ne le connaissait pas aussi bien que lui, mais Théodore en avait tellement parlé au village, qu’elle était sûre de l’avoir connu.
Pour elle, le conte de Théodore était comme une sorte de salut pour les enfants.
Sans un mot elle prit Johanna dans ses bras, la serra contre son sein, puis baissant les paupières, elle esquissa un timide sourire. Théodore restait seul sur le pas de la porte. Il avait l’habitude de cette réaction des gens du village. Ils l’avaient tellement pris pour un fou, que maintenant, tout étant arrivé, sans aucun sentiment de supériorité, il comprenait ces gens qu’il avait fuis à un moment de sa vie.
Le village s’éteignait paisiblement. La nuit exhalait les odeurs de terre brûlée par le soleil de la journée. Théodore relevait la tête vers les étoiles, et adressait une fraternelle pensée à cet ami dont il contait l’histoire. Ses yeux s’humidifiaient d’une profonde émotion.
" Bah, se disait-il, tout est bien comme çà, Jean ".
Théodore s’en alla vers la place du village. Arrivé aux pieds des arbres il s’assit par terre. Là était sa demeure, dehors, en prise avec les éléments. Là, il se sentait en harmonie. Rien ne pouvait le toucher, que la force de Celui qui sait. Et en cet instant il en ressentait un grand besoin.
Le monde s’endormirait comme le sage le disait. La nuit porterait conseil. L’esprit reposé, les choses seraient remises en ordre pour qu’une nouvelle fois, s’opère le prodige d’une nouvelle journée. Demain, le conte continuerait, et continuerait de vivre l’esprit de Jean, le voyageur venu d’ailleurs.
Le lendemain matin, après que le coq eut chanté en l’honneur de la renaissance du soleil, les enfants accoururent de toutes parts pour retrouver Théodore encore dans ses songes merveilleux.
Sa longue barbe blanche était entre ses jambes. Sa tête reposait sur ses genoux. C’était là sa façon de dormir. Cette lubie lui venait d’un temps, où encore étudiant, il avait appris que les momies d’Amérique du sud étaient embaumées ainsi pour leur voyage dans l’éternité. Le corps d’un homme accroupi se rapproche plus de la sphère, et la sphère étant de toute éternité...
Théodore pensait qu’ainsi il accéderait plus facilement à ce monde étrange des rêves.
Le piaillement de cette basse-cour humaine le sortit en sursaut des limbes du sommeil. Il ne pensait pas que les enfants seraient aussi matinaux.
Preuve en était, que le conte les avait fait rêver, et que, sans aucun doute, les enfants avaient eu un sommeil léger en attendant la suite de l’histoire.
Théodore émergeait lentement. Debout sur ses jambes encore endolories par cette posture digne d’un yogi, il tentait de retenir l’ardeur des enfants qui s’accrochaient à sa tunique blanche. Les cheveux encore en bataille, il se dirigea vers la petite fontaine qui se trouvait adossée à un pan de mur de l’une des maisons ceinturant la place. Les enfants le suivaient toujours. Ils ne voulaient pas que le conteur s’enfuît. Et puis, le spectacle du réveil du vieux fou était une autre distraction pour ces bambins.
Théodore avait la fâcheuse habitude de s’enfoncer la tête entière sous l’eau fraîche de la fontaine, ce qui avait pour effet de détremper son épaisse tignasse argentée...
Etant resté un instant en une profonde apnée sous l’eau du bassin, il renversa sa tête en s’ébrouant comme un chien. Les grommellements qui sortirent de sa bouche eurent pour effet de faire éclater de rire les enfants. Et lui, le sage du village, il en profita pour en rajouter, faisant le singe plus que de raison.
Entendant tout ce vacarme, la mère de Johanna sortit de la maison avec un panier contenant une maigre collation pour le vieux fou.
Conduite par Théodore, la petite horde retrouva l’agora du village. Théodore avait remarqué que la mère de Johanna venait à leur rencontre. Il fit asseoir les enfants, puis leur demandant de se calmer, il accueillit la mère de Johanna... Sans prononcer un mot... Les enfants se pliaient à ce rituel. C’était l’habitude. Théodore prit le panier, et sourit à cette femme, comme si elle avait été sa fille. Le langage des yeux avait fait son œuvre. Aucune parole n'était sortie de leurs bouches, mais le message était passé. Elle s’en retourna comme elle était venue, sans autre bruit, que le glissement de ses sandales sur la terre poussiéreuse de la place. Les rayons du soleil levant traversaient cette poussière ocre jaune, qui s’élevait à chaque pas... Les enfants poussèrent un murmure d’étonnement, lorsque le nuage révéla l’éclat de paillettes étincelantes. Théodore s’en amusa, car la magie du conte avait déjà fait son œuvre. Voici qu’une mère allait devenir comme une de ces déesses des légendes anciennes. Mais ceci serait une autre histoire. Théodore devait finir la sienne. Les enfants étaient prêts pour cela.