#renaissance2
Les années passèrent. Les géants avaient adopté Jean comme l'un des leurs. Lui aussi appartenait à cette race. Du moins, tel était l'impression qu'il ressentait.
Il faisait partie d'une famille. Un père et une mère qui l'aimaient, des frères, des amis... Une communauté restreinte faisant partie d'un monde immense, mais sans souvenir de ce qu'il avait été avant. Une nouvelle vie, un nouveau chemin s'ouvrait devant lui. Quelques années pour comprendre le sens des paroles des géants. Quelques années pour dialoguer avec eux, et tout savoir de leur civilisation.
Pendant tout ce temps d'apprentissage, des images du passé revenaient à lui, mais il ne savait pas ce qu'elles pouvaient représenter, ni d'où elles venaient. Durant ses sept premières années en ce monde, il ne se soucia pas de ce que pouvait lui réserver l'avenir. Apprendre était son lot. Un jour, parvenu à l'âge de ses sept ans, alors que les images du passé devaient être à jamais bannies de sa mémoire, elles devinrent plus insistantes. Quelque processus s'était remis en marche, et il ne comprenait pas ce qui se passait en lui. A chaque fois qu'il entreprenait de définir sa présence dans ce monde, il se heurtait à des non-sens. Personne ne pouvait l'aider à comprendre. Ni sa mère ni son père, ne pouvaient ni ne voulaient lui donner des réponses. Le plus marquant de ce souvenir du passé fut ce signe qui hantait son esprit. Une calligraphie étrange qui n'avait rien à voir avec celles de ce monde, ni du présent, ni de l'antiquité. Il ressentait un étrange sentiment vis-à-vis de ce signe, comme s'il devait le porter et qu'il soit à la vue de tous. Jean le dessinait partout où il pouvait le faire. Certains lui demandaient ce que cela pouvait représenter, mais lui, ne savait quoi répondre. Seulement que cela avait de l'importance pour lui... Les années passèrent encore sans autres réminiscences du passé. Jean subissait l'enseignement de la culture des géants. Son désir d'apprendre était énorme, mais ses capacités intellectuelles ne suivaient pas. Il avait l'esprit d'un chacun, juste adapté au minimum de l'entendement, et à la compréhension du mode de fonctionnement du monde. Telle était l'apprentissage de la vie sociale...
Pourtant, il se trouvait des questions qui n'avaient pas de réponses. L'enseignement général ne préparait pas à la résolution des énigmes de l'Etre, et personne ne pouvait lui donner un début d'explication sur les questions qu'il se posait. La civilisation des géants portait en elle un savoir de l'esprit qui s'appelait la religion, et qui aux yeux de Jean aurait pu lui donner une piste à suivre. Malheureusement, il s'aperçut bien vite que les géants avaient dévoyé cette science de l'esprit vers d'autres buts que ceux originellement visés. Cette science avait été mise au ban de la société, dénigrée, et réformée au fil des siècles, s'accrochant plus au pouvoir qu'au service des êtres. Les doctes géants, ceux qui détenaient le pouvoir s'en étaient remis à l'avis, que cette science de l'esprit avait fait plus mal, que de servir les Hommes. Ils voulaient que leur race se perpétue sans encombre, se proposant seulement de parvenir à l'harmonie des lois naturelles. Ce grand peuple avait un grand savoir dans tous les domaines des forces naturelles. Ils avaient su les capter, les diriger, et même les copier pour le bien de la civilisation. Ils s'étaient bâtis une réputation dans l'univers. Ils étaient devenus invincibles puisque maîtrisant les forces naturelles. Ils se comparaient aux dieux antiques ayant un pouvoir de vie et de mort sur tout ce dont ils étaient les maîtres... Tout ce qui n'allait pas dans leur sens était détruit et mis en dehors de leur Vérité.
Ces dieux régnaient sur l'univers, mais leur savoir se heurtait à la définition de la cause première. Ils clamaient à qui voulait l'entendre que leur monde était le centre de l'univers, et que, de ce fait, eux aussi en étaient le centre, le centre des centres. Dieux nombrilistes sans filiation avec la Cause Première. Jean ne pensait pas la même chose. Il se mettait en arrière des idées préconçues des géants. Il ne parvenait pas à admettre cette notion de centre. Il pensait, tout au contraire, que si centre il devait y avoir, seul la Cause Première pouvait l'occuper. Cette Loi devait être la même pour tous les univers connus et inconnus des géants... Quelque part en lui, ce qui sommeillait se réveillait de plus en plus. Le temps était arrivé pour qu'il puisse enfin comprendre le sens du symbole qu'il écrivait partout. Les fragments de sa mémoire passée se remettaient en place. Il parvenait à se souvenir de certaines règles qui surgissaient de son subconscient. Une voix intérieure lui murmurait : " N'use pas de la force, mai use de la sagesse ! "
Toute son adolescence, il la passa à tenter de se souvenir de son passé. Il ressentait les émotions et les images de lieux inconnus. D'autres jours, c'étaient des symboles, de chiffres qui lui apparaissaient, sans qu'il en comprenne réellement le sens. Seul le temps permettrait que tout ce puzzle soit remis en ordre.
Partout où il pouvait le faire, il cherchait des indices lui permettant de comprendre. Des ouvrages de vulgarisation se prêtaient à ce genre de recherches. Certainement que dans le monde des géants, certains avaient compris que le savoir ne devait être l'apanage de quelques élites. Ce fut durant cette période, que son esprit d'enfant se mit en quête des secrets de la nature. En cela, il ne dérogea pas à l'instruction des géants. Comme eux, il était persuadé qu'elle pourrait lui révéler les secrets de la Cause Première. Les géants avaient su définir les forces de la nature. Du moins, c'était ce qu'ils pensaient. Ils étaient incapables d'imaginer de passer au-delà de la barrière du matériel. Ce qu'ils pouvaient voir, cela seul pouvait être l'expression de la Vérité. Pour le reste, tout était divagation d'ésotéristes malheureux, de savants, sans reconnaissance de l'élite savante à la solde du pouvoir des grands Hommes. Plus ils s'aventuraient sur cette voie et moins ils progressaient vers l'unification des lois. Certains abandonnaient même, s'en remettant à l'immanence d'une entité indéfinissable : Dieu. Puis, d'autres se ravisant, d'en venir à la question qui brûle toutes les lèvres : Et avant Dieu, quoi ? Dans leurs recherches, les géants tournaient en rond, comme l'univers. Ils se perdaient dans des conjectures de plus en plus scabreuses. Il fallait que leur peuple les croie, qu'ils restassent ces maîtres que de longs siècles avaient conçus. Jean aussi tournait en rond. Le savoir des géants n'était pas suffisant pour comprendre la force qui régissait les univers. Il fallait trouver une cause qui soit la même pour tous les systèmes. Apprendre, apprendre encore et toujours ; en ouvrant les yeux, les oreilles. Etre attentif à toutes les manifestations connues et inconnues. Ne pas en éluder une seule sous la seule condition que le moment n'est pas celui de sa compréhension. Mais la garder en réserve pour un temps qui en permettrait l'étude et la résolution de l'équation. Eprouver tout, et passer au creuset du savoir. L'alchimiste n'est pas mort. La pierre philosophale reste, de tout temps et dans tous les mondes, l'objet d'une quête incessante. En alchimiste patient, Jean parvenait à reconstruire le savoir ancestral, ainsi que celui du passé d'un autre monde. Il était parvenu à comprendre ce que devait signifier le sens de la langue commune des géants. Ce langage avait quelque chose à voir avec le signe qu'il écrivait. Mais comment faire comprendre aux docteurs de la langue que lui, la fourmi laborieuse était parvenue à cette compréhension, sans avoir jamais été initié à l'art du langage comparé. Tout juste un dingue qui ne sait ce qu'il dit !
". ..Garde pour toi cet enseignement, et ne partage pas encore avec ceux qui ne peuvent comprendre... "
Quelle était cette voix intérieure qui chaque fois le soutenait ? Il ne le savait pas. Mais il s'aperçut qu'elle avait fichtrement raison. Même ses parents ne le comprenaient pas. Alors...
Différent. Il ressentait cette idée de différence, comme s'il n'avait jamais appartenu à ce monde étrange aux idées contradictoires. D'un côté la puissance du matérialisme, et de l'autre, cette puissance, mise sous le boisseau, de la religion. La religion n'avait rien de logique. Elle ne puisait pas sa source dans les forces de la nature. C'était ce qu'avaient imposé les géants. Ils n'étaient jamais parvenus à comprendre ce qui portaient les êtres vers ce sentiment de dépendance d'une force immanente. Même dans la plus dure des réalités physiques, la métaphysique reprenait chaque fois le dessus, et réduisait à néant l'espoir que les géants avaient dans le savoir des causes naturelles.
Peu furent ceux qui tentèrent d'enrayer le processus d'ignorance chronique des matérialistes. Ils avaient fort à faire pour convaincre, usant des mêmes arguments que leurs détracteurs. La force du matérialisme est de dire que la société dérive vers l'ésotérisme lorsque les peuples ne savent plus à quel modèle de référence se tourner. Ce qui pouvait être vrai, en quelque sorte ; mais ce qui devait être plus vrai encore, c'est que la spiritualité des être restait et restera plus forte que la puissance de la matière. Rage du pouvoir, qui feint l'acceptation de cette vérité, et qui chaque jour s'enfonce dans les abîmes les plus profonds du renoncement. Ne pas laisser aux générations à venir les preuves d'une autre vérité. Brûler l'Histoire en brûlant les textes sacrés. Brûler l'avenir des peuples, pour que survive le pouvoir de la matière. Peur de l'inconcevable inconnu. Crainte abominable de ce gouffre qui les sépare de la Vérité. Sur ce vide béant, ils ont bâti un pont de singe qui branle et tangue à chaque fois que leurs pas hasardeux s'y glissent. Ils sont libres, et au nom de cette liberté revendiquée à cor et à cri, ils entravent celle des autres. Ils sont libres de s'aventurer sur ce terrible passage, et d'y conduire les autres, eux qui ne savent où ils vont. Ils inventent des mondes, sans règles véritables que celles du passé de leur civilisation. Une marche de plus pour échapper au sort qui les attend. Un jour ils sauront quelle fut leur ignorance, et ils se couvriront la face. Quelques lieux encore renfermaient cette somme de vérité qui n'était pas la leur. Ceux qui avaient en charge la garde de ce trésor savaient, tout comme Jean, le terrible sort qu'il leur serait réservé s'il venait à dévoiler quoi que ce soit, alors que le temps n'était pas encore venu. Certaines écritures anciennes donnaient les preuves. Il fallait que Jean sache ce qu'elles enseignaient.
Il put prendre connaissance de quelques-uns uns de ces livres sacrés, mais restait sur sa faim. Tous semblaient aller dans la même direction, mais à la dernière phrase restait une sorte de point d'interrogation. La solution n'était pas dans les livres. Elle était ailleurs mais où ?
Le temps passait, et plus personne ne semblait être concerné par le désarroi des géants. Plus ils s'étaient avancés sur la voie de la connaissance matérielle, et plus les disparités étaient évidentes entre les êtres. Ils avaient en eux la possibilité de parvenir à un monde parfait, mais quelque part ils y renonçaient. Fallait-il qu'ils oubliassent la somme de leurs connaissances. Qu'eux aussi sombrent dans le néant de la mémoire ?
Jean savait. Sa mémoire devenait de plus en plus claire. Il parvenait enfin à concevoir le pourquoi de sa présence dans le monde des géants. Sachant ce qu'il était advenu à ceux, qui, comme lui, avaient eu une vision juste de leur destinée, il se résignait à se taire, et à attendre le bon moment. Les géants étaient de bons drilles, mais il ne fallait pas s'attaquer à leurs idées engoncées. La force qui le soutenait se faisait plus présente. Il lui semblait qu'elle l'appelait. La seule arme que Jean avait, pour se défendre du monde des géants, c'était son esprit. Plus encore, la mémoire des choses passées. Tout le temps qu'il avait de libre, il le consacrait à la recherche de l'union avec cette force. La nuit venue, dans la solitude de l'être avant de plonger dans l'oubli du sommeil, il entraînait son esprit au contact de cette force. Il déverrouillait les serrures de son subconscient. Derrière chaque porte qui s'ouvrait se trouvait une légende : Celui qui sait.
Ce fut au mois de mai des géants, que les événements allèrent en se précipitant. Pendant les six mois qui suivirent, son esprit fut assailli par différents phénomènes. Calculs, images, expressions diverses, explications abruptes de tels ou tels événements marquants. Noms d'illustres inconnus qui deviendront connus après coup. Explications données en langues anciennes. Jeu cruel, où la connaissance ne se laissait dévoiler qu'après coup. Recherches fructueuses et infructueuses. Seul le temps donnait raison aux informations. Ses proches le voyaient, errant dans la demeure familiale. Parfois il dialoguait avec un invisible interlocuteur, l'admonestant de tous les noms d'oiseaux de l'univers. Il se prenait la tête, n'en pouvait plus de cette somme de connaissance. Cela en était trop pour lui. Il demandait que cesse cette terrible épreuve. Lui, qui avait tant demandé, recevait d'un coup tout ce qu'il devait savoir. Mais il était incapable de tout trier. Pas le temps... même s'il devenait complètement cinglé. Du moins c'était ce que tous pensaient. Dans les rares moments de répits que lui laissait son invisible professeur, il demandait grâce. Ainsi, pouvait-il commencer à analyser toutes les données...
Parallèlement à ces événements, d'autres se passaient dans la société des géants. Certaines écritures anciennes faisaient mentions de ces événements. Mais plus personne ne croyait en elles. Seulement le fruit d'un hasard. Jean informait ses proches. Il leur expliquait ce qu'il savait. Mais eux, de ne rien croire, ne rien entendre et ne rien voir. Il était fou. Ils en étaient assurés...
Il ne lui restait plus que son monde de rêves. Là, il savait puiser sa force. Là aussi, il découvrait des êtres étranges. Tel fut le cas de ce songe qu'il fit un jour.
Dans ce rêve, il était parvenu, nu, dans l'enceinte d'un temple. A l'intérieur de celui-ci se trouvait réunie l'assemblée de quelques êtres étranges. Ils ressemblaient en tout point aux géants. Encore que, cette ressemblance était limitée. L'on ne pouvait distinguer clairement ce qu'ils étaient. Ils étaient recouverts d'une grande bure de lin blanc. Un capuchon recouvrait leurs visages, et l'on pouvait seulement distinguer le mince filet rose de leurs lèvres. Silence impressionnant et hiératique. Jean se tenait devant cette assemblée, et restait muet, immobile. Celui qui se tenait au centre et qui semblait présider l'assemblée fit un geste, en ce sens qu'il demandait à Jean de s'avancer. S'approchant plus près Jean ne pouvait toujours pas distinguer les visages. Seulement les lèvres qui se plissaient légèrement et laissaient distiller un murmure incompréhensible. Derrière cet aréopage, il y avait des tentures qui pendaient, suspendues dans le vide le plus total. Impression irréelle ! Une effigie y avait été dessinée. Elle représentait une sorte de triangle doré, avec un son centre un plus petit triangle de couleur rouge. Alors qu'il tentait de distinguer ses hôtes celui qui se trouvait au centre dit :
" Voici celui qui, depuis si longtemps nous demande notre aide. Vous qui êtes ici réunis, sachez quelles sont ses prières. Lui ne sait que ce que savent ceux d'en bas. Nous qui sommes réunis dans ce lieu nous devons juger cet homme, non dans ses actes, mais de la suite à donner à ses recherches. Cet homme qui comparait devant cette assemblée a refusé la loi du libre arbitre. Il a toujours eu confiance en cette force qui le soutient, et a entrepris la démarche de poursuivre la mission qui lui a été commandée. Cette mission devait le conduire devant nous. " Je rappelle à l'assemblée, que cet homme est comme l'un de nous, qu'il fut l'un de nous. Depuis si longtemps que nous-mêmes avons entrepris notre mission, nous sommes trop souvent restés sans réponses aux prières de ceux d'en bas. Le moment n'était pas venu, l'homme n'était pas venu. Celui qui se trouve devant cette assemblée a subi les épreuves que nous lui avions assignées. La volonté de Celui qui sait s'est accomplie. " Je pense parler en votre nom à tous et lui adresse mes vux de bienvenue... ".
Se retournant vers Jean, il continua :
" Approche, jeune homme. Tu vas recevoir la récompense de tes efforts. Ce que tu demandais nous te le donnerons. Nous savons que tu agiras pour le bien de tous. Certains secrets te seront révélés dès à présent et d'autres le seront plus tard. Cela n'a que peu d'importance. Nous savons que tu as besoin d'aide, et pour cette raison, nous avons décidé de t'adjoindre une personne digne de confiance. Elle te suivra dans ta quête. Tu pourras entrer en relation avec elle autant de fois que tu le désireras. "
Jean écoutait sans rien dire. Celui qui lui parlait désignait du doigt un coin du temple. Dans l'ombre, une autre assemblée se tenait debout. Une vingtaine de personnes attendait les ordres.
" Que celui, choisi pour toi, se montre! Va vers lui, il ira vers toi. Vous serez liés jusqu'à ce que ta mission soit achevée... "
Une des ombres sortit de la pénombre. Elle aussi portait la bure blanche, et son visage était, tout comme les autres, caché par le capuchon. Il tenait les mains jointes sur sa poitrine. Geste d'humilité, de révérence, on ne sait pas...
Jean fit comme on lui disait de faire. Il se dirigea vers l'inconnu. L'autre le prit par l'épaule. Un père, un fils ? En tout cas, la démonstration d'un attachement particulier. Ils s'en allèrent tous les deux, vers un lieu dont Jean n'avait jamais gardé le souvenir. Quant aux autres, ils disparurent aussi vite qu'ils étaient apparus. Jean ne savait pas leurs noms, ni qui ils étaient et d'où ils venaient. La seule chose dont il était assuré, c'était que ce contact avait quelque chose de plus réel, que ne pouvait l'être un simple rêve...